La Bouzaréa : impressions de Claude-Maurice ROBERT
(Texte paru dans l'Écho d'Alger du 12 avril 1961)
Nouvelle page mise sur le site le 13 décembre 2007
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Ce texte qu'il a trouvé dans les archives de son père a fortement ému Gabriel Lambert
"Quand je l'ai lu, j'ai été transporté à Bouzaréah. Je me suis mis à lire à voix haute et à déclamer ce texte comme un poème. J'étais chez ma grand-mère et les larmes me sont montées aux yeux. Le texte qui va de "une maison aux murs blanc..." jusqu'à "Fioretti..." c'est la description de la propriété Croisé. Et le paysage décrit, c'est celui que cinq générations des nôtres ont admiré (j'ai amené ma fille aimée en 1982 à la maison de Bouzaréah). La vue sur la baie d'Alger la nuit était féerique."

LA BOUZAREA

Le Salon de Thé d'El Aalia
Malhabilement, nous avons déformé de très nombreuses appellations vernaculaires. Bouzaréa est dans ce cas. S'écrivant en deux mots : Bou-Zaréa, ce qui signifie le Père de la Semence, à cause des vents qui soufflant presque à longueur d'année et disséminent les graines, on a fait la Bouzaréa. Le nom a changé de sexe.
Si proche qu'il soit d'Alger, j'ai connu un algérois qui, né à Belcourt, n'était jamais monté jusqu'à ce belvédère. Ce qu'il y avait là haut, ce que l'on découvrait de ce promontoire de 402 mètres au-dessus de la mer, ça ne l'intéressait pas. Vivant en dedans, le monde extérieur n'existait pas pour lui, et il est mort à trente ans sans avoir rien connu de la beauté du monde.
Plus curieux que lui, je connais Bouzaréa depuis 1924, où j'y vécus une semaine, et j'y fus tant de fois que je ne sais les dénombrer. Ce qui là-haut m'attire, c'est d'abord la position du salon de thé d'El Aalia. A l'écart de l'agglomération, sa terrasse aérienne est d'autant plus prestigieuse que rien autour ne contrarie le rêve de la méditation. On ne voit que des collines verdoyantes, la mer houleuse ou calme, le rivage jusqu'au cap Matifou et là-bas, fermant l'horizon, dans des buées de légende, la fresque onduleuse de l'Atlas, jusqu'au "Tamgout" sacré de Lella Khadidja, Olympe de la haute Kabylie.
Pour un esprit intempestif, épris de silence et de solitude, ce mirador est une attraction à quoi je ne sais pas résister.

Le Jardin des Morts
Autre chose m'aimante vers Bouzaréa, c'est son cimetière musulman, à l'issue occidentale du village, à proximité de ce qu'on nomme la Tribu. Moins vaste que celui d'El-Kettar, combien beau lui aussi, il en a le charme et la mélancolie. A l'entrée, en contre-haut de la route, les koubbas votives de Sidi-Noumane d'une blancheur d'amidon, sont ombragées par une famille de "chamoerops humilis". Mais ces palmiers nains - anomalie que je n'ai vu qu'ici - sont hauts comme des dattiers. Gracieusement incurvés, ils se balancent à la brise tels de vivants "flabelli". Mais ils sont si graciles que je redoute à chaque visite de ne plus les trouver, craignant qu'une bourrasque ne les ait fracassés. Mais non, ils sont toujours là. Les vents violents les courbent, ils ploient, se convulsent, mais par la grâce thaumaturgique du "ouali" Sidi-Noumane, dont leurs panaches magnifient le mausolée laiteux, résistent à la tempête.
La "djebana" proprement dite est un jardin sauvage, un champ d'asphodèles. Lorsque leurs hampes florales sont épanouies, on songe aux champs élysées de la Grèce mythologique, séjour des âmes glorifiées.
Modestes presque tous, sans ostentation vaine, les tombeaux ne sont parfois que des tertres de terre, sans dalle, sans stèle ni épitaphe, avec une pierre debout à chaque extrémité et au centre une boîte rouillée, un bol fêlé ou un verre ébréché… c'est tout. Et cette humilité, pour un vrai croyant, suffit. Quant à moi, je la préfère aux orgueilleux monuments et à leur mobilier que nous dédions à nos morts, car le corps est poussière, l'âme seule est immortelle. Rien de funèbre dans cette nécropole d'Islam dont les tombes s'éparpillent sur le versant de la colline qui descend vers la mer: rien de macabre, rien de triste, mais une paix pastorale, une poésie agreste qui font oublier la mort.

La Paix Monastique
Je connaissais Bouzaréa mais mal. Je viens de le constater en découvrant le bordj Saint-Antoine, c'est à dire le monastère des religieux franciscains. Après dix-huit jours de clinique, d'où j'étais sorti exsangue, j'étais en quête d'un asile de plein air et de paix où reprendre des couleurs. J'avais passé en revue les rares refuges possibles sans en adopter un, lorsqu'un ami me dit : "Pourquoi n'iriez-vous pas chez les Pères Franciscains de Bouzaréa ?" Et il m'expliqua, ce que j'ignorais alors, qu'il y avait là-haut une maison de repos où il était certain que mes vœux de recueillement seraient comblés. Mais, objectai-je, les religieux acceptent-ils d'accueillir un laïc, c'est à dire un intrus ? - Laissez-moi faire , je me charge de tout - Ah ! l'amitié lorsqu'elle est vraie, quelle auxiliatrice ! C'est ainsi que par un radieux matin, je franchissais la port du bordj Saint-Antoine, où le T.R.P Dominique, supérieur de la maison , accueillit l'hôte inconnu. A un kilomètre du village, à gauche de la route d'Alger, dans la direction de Notre Dame d'Afrique, à proximité du bordj Polignac, qui se trouve en contre-bas et à droite l'agrément du monastère - comme celui d'El-Aalia - c'est sa situation surélevée sur un étroit plateau qui couronne une basse colline. Plus haut que celui d'El-Aalia, ce belvédère embrasse un panorama plus ample. De la haute terrasse de la maison, la vue aérienne n'est par rien circonscrite. On est là en plein ciel, avec la mer en face, la mer à droite, la mer à gauche. On a la sensation d'être sur un promontoire ou mieux sur la dunette d'un navire par temps calme. Alentour, c'est la campagne des maraîchers et des fleuristes, des vallonnements, des coteaux, des ravins, des chemins creux, et çà et là une maison aux murs blancs et toit rouge, devant laquelle un cyprès, droit comme un obélisque, est un style de gnomon. Rayonnant de lumière printanière, pavoisé d'arbres fruitiers fleuris et de massifs de mimosa, avec ses cultures étagées, son ciel d'opale et de saphir où des pigeons tournoient, ce site évoque Mantoue, mais pareillement l'Ombrie ; ce paysage est virgilien, mais aussi franciscain : on y rêve aux Géorgiques, mais aussi aux Fioretti…
L'esprit de la maison est à l'image du milieu. Tout y est harmonie, ordre, sérénité, en sorte que d'emblée le convalescent que j'étais sentit le flux vital se ranimer en lui. La veille, dans mon lit de clinique, j'étais amer et morfondu. Ici, dans cette ambiance de paix et de beauté, je renaissais à l'optimisme, à l'espérance et à la joie

Fantasmagorie
La nuit, le spectacle est fantasmagorique. Sous nos yeux, Alger est un immense brasier, des millions de lumières versicolores palpitent, si rapprochées les unes des autres qu'elles semblent se toucher : c'est une nappe de feux qui frissonnent et scintillent. Et la côte toute entière est une ceinture ardente. C'est un décor de Walkyrie, Rome et Sodome en flamme, et si vous levez le front combien le ciel est terne près de cet incendie. La terre a plus de feux que le firmament d'astres.
J'aurais voulu dire encore l'émerveillement des aubes, l'apothéose des aurores que mon frère le Soleil, pour parler comme Saint François, émerge de la mer tel un globe de rubis. Mais à vouloir tout dire, je n'en finirais pas. Souscrivons au conseil du bon maître Boileau : Qui ne sut se borner, ne sut jamais écrire

Si l'homme était moins bête

Je suis resté deux semaines au bordj Saint-Antoine, buvant l'air pur de tous mes pores et savourant les mets que cuisinait et me servait la T.R.M. Supérieure. Les premiers jours je n'y touchait guère et dédaignais le vin ; les derniers je vidais les plats et les bouteilles… Par l'intermédiaire de ses fils spirituels, Saint François m'avait rendu ma force et mes couleurs.
Quand je redescendis vers la cité-géhenne, le cœur plein de gratitude pour les hôtes que je quittais, songeant à cette pensée de Shakespeare : la vie est une histoire montée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne veut rien dire, j'admettais que c'était vrai mais par la faute de l'homme. A cause du méchant usage qu'il en fait, à cause de sa sottise, de sa cupidité, de sa férocité. Mais si l'homme était bon comme la terre est belle, quelle fête serait la vie.

Claude Maurice Robert
L'Echo d'Alger 12 avril 1961


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