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LA TRAVERSÉE DU SAHARA EN AUTO-CHENILLES
Mercredi dernier, une affluence considérable
se pressait aux portos de lAlhambra pour assister à la conférence
que M. Audoin-Dubreuil devait faire aux membres de la Société
de Géographie de l'Afrique du Nord et à ses invités
sur la traversée du Sahara avec les auto-chenilles.
Ce fut une véritable cérémonie scientifique et nationale,
à laquelle assistaient M. le Gouverneur général avec
les directeurs de ses cabinets civil et militaire, le Préfet, les
généraux, le Premier Président, le Procureur général,
les directeurs des diverses administrations, la plupart des membres des
Délégations financières, les Consuls des puissances
représentées à Alger.
En ouvrant la séance, le Président, M. Armand Mesplé.
assisté de M. Paysant, 1er vice-président, remercie M. Th.
Steeg, les autorités civiles el militaires qui ont bien voulu se
rendre à l'invitation du bureau ; il exprime su gratitude à
M. Citroën qui avait réservé à la Société
la primeur de la conférence d'ensemble et du film complet : puis
il présenta le conférencier, ancien officier de cavalerie,
versé dans l'aviation pendant la guerre, commandant ensuite une
section d'automobiles d'avions dans lExtrême-Sud tunisien.
Le Président met en relief les conséquences de cette étonnante
randonnée, au point de vue économique, politique et militaire,
et termine son discours en présentant, au milieu d'une salve d'applaudissements,
à M. Audoin-Dubreuil son salut le plus cordial et ses plus chaleureuses
félicitations.
Le conférencier a ensuite la parole. Nous regrettons que l'espace
réduit dont nous disposons ne nous permette pas la reproduction
in extenso de la remarquable conférence de M. Audoin-Dubreuil,
Nous en extrayons les passages suivants dont l'intérêt n'est
point discutable :
Ce n'est pas ici que j'ai besoin de montrer l'utilité d'une liaison
entre la riche Algérie et l'opulente Afrique Occidentale Française,
particulièrement aux heures critiques que nous traversons, et où
plus que jamais nous nous sentons seuls.
Des liaisons rapides et sûres s'imposent, sans pour cela rejeter
de prime abord l'antique moyen de locomotion au désert : le chameau.
Le chameau vivra ; il doit vivre ; il sera le précieux auxiliaire
de la voiture saharienne, de l'avion transsaharien et du rail.
Le mode de locomotion et de liaison le plus parfait serait évidemment
le rail, et c'est à son emploi que tous les efforts doivent tendre.
La grande idée du transsaharien est près de la fin de sa
gestation, Un des buts de notre voyage a été justement de
préparer la mise en réalisation prochaine de cette idée
; l'auto saharienne donnant la possibilité d'étudier plus
commodément toutes les questions de relevé de terrains et
de tracé.
Le rail doit avoir, du reste, dans cette uvre à accomplir,
un collaborateur : c'est l'avion, qui a déjà rendu au Sahara
des services, mais qui, étant donné son rendement, ne peut
pas encore servir complètement seul à travers les déserts.
L'avion est tributaire de la terre. Pour vivre longtemps, il doit trouver
un port tous les 500 kilomètres Ancien officier aviateur, plus
que tout autre, j'ai une foi profonde dans le bel avenir de l'aviation,
mais j'estime qu'il faut pousser que progressivement les ligues aériennes
et éviter les raids sans lendemain dont les échecs pourraient
que reculer davantage la marche de l'aviation et du progrès.
Nous avons tout lieu de penser que l'avion et la voiture à chenilles
resteront, du reste, plus tard, les auxiliaires du rail.
Il m'a été donné de vivre beaucoup dans l'Afrique
saharienne.
J'ai subi, après tant d'autres, l'attirance de sa lumière
et la curiosité de sa vie propre.
En auto à roues ou à chenilles, en avion, à cheval,
.j'ai pu en voir de multiples aspects, sinon tous, car cette nature -
qu'on croit chez nous si uniforme - est d'une variété infinie
dans son cadre rigide, - et je voudrais aujourd'hui vous parler moins
d'elle - qui ne se décrit pas - que de ceux qui nous l'ont ouverte
au prix d'efforts admirables.
Je prends ici quelques lignes au dernier livre de M. de Tarde :
"LAfrique, terre féconde en étonnements, disaient
nos pères, qui la croyaient inépuisable en merveilles !
(Ex Africa semper aliquid novi). Or, elle l'est bien plus encore à
nos yeux, aujourd'hui, quoique ses trésors physiques soient dénombrés
et classés, puisque, aux bêtes étranges, aux pierres
dues, aux épices et aux bois précieux qu'elle nous prodigue,
il faut ajouter cette essence inestimable : l'énergie humaine."
Ce que dit de Tarde est absolument exact. Les qualités qu'on trouve,
et qui sont essentielles en Afrique, sont : le courage, l'initiative,
le sens des responsabilités, l'esprit d'observation et l'esprit
d'organisation.
Il y a quelques années, un Américain voyageant au Soudan
disait que ce qui l'avait le plus frappé pendant son voyage, c'était
de voir les résultats que les Français y savaient obtenir
avec si peu d'hommes et si peu de moyens. Il ajoutait qu'il avait été
extrêmement ému et plein d'admiration en étant reçu,
dans des régions complètement séparées du
reste du inonde, par des sous-officiers à qui les circonstances
avaient donné une autorité aussi grande que celle que pouvaient
avoir, autrefois, les proconsuls romains, autorité dont ils usaient
avec sagesse et modération et à laquelle leur caractère
s'était adapté tout naturellement.
L'opinion de cet Américain est le plus bel éloge qu'on puisse
faire de nos Sahariens et de nos Soudanais. C'est le tribut d'admiration
de la jeune civilisation anglo-saxonne qui croit beaucoup aux résultats,
au vieux génie latin, dons l'influence s'appuie davantage sur la
science des hommes que sur la puissance des armatures matérielles.
Armés de moyens matériels puissants, nous avons cherché,
en mettant ce moyen à l'épreuve, un succès qui peut
être l'origine de résultats généraux.
Quelle plus belle uvre pouvait séduire des voyageurs disposant,
pour la première fois dans l'histoire industrielle, d'un véhicule
qui peut se passer des routes tracées, que de tenter cette liaison,
si passionnément recherchée, entre l'Afrique du Nord et
l'Afrique Noire ?
Mais il y avait façon de préparer un succès pour
qu'il conservât ce sans quoi aucun résultat n'est digne d'attention
durable, savoir la pérennité. Des voyageurs isolés,
des colonnes militaires avaient, bien avant nous, traversé, - et
dans quelles conditions admirables d'abnégations, - ce désert,
malgré tout si rebelle. Ce qui a fait que leur uvre n'a pas
toujours eu de résultats vraiment dignes du courage déployé,
c'est qu'elle ne portait pas en elle tous les éléments qui
eussent permis de la reproduire. C'est justement en quoi nous avons la
joie de nous distinguer de nos devanciers, car demain, si l'on veut, d'autres
missions, équipées comme la nôtre, referont ce que
nous avons fait.
D'ores et déjà, la saison prochaine, une entreprise où
l'aviation se liera à l'automobile - celle que patronne le général
Estienne - partira vers le Sud pour reconnaître un tracé
du chemin de fer transsaharien. La mission se composera de quatre voitures
; toutes avec des remorques. Deux de ces remorques porteront chacune un
avion.
Le personnel comprendra : M. René Estienne, chef de la mission
; trois officiers, dont le lieutenant Georges Estienne, pilote-aviateur,
et deux topographes.
Cette mission partira de Colomb-Béchar et se dirigera, par Adrar
et Ouallen, directement vers Gao. Elle n'avancera que par petites étapes.
Chaque jour, photographie par avion du secteur parcouru la veille. Ainsi
se trouvent réunis dans une seule pensée les trois modes
de pénétration mécaniques les plus puissants qui
ont suffi à révolutionner le monde.
Les idées vont vite. Nos moyens et nos buts sont déjà
dépassés, et loin de nous en attrister, nous en tirons la
plus grande joie et la seule véritable source d'orgueil de luvre
que nous avons accomplie de notre mieux.
Nous ne passerons pas complètement sous sillence les qualités
de l'instrument dont nous nous sommes servi.
La ténacité, le courage, l'abnégation qui furent
alors dépensés, j'ai à peine besoin de vous les rappeler
et pourtant l'expérience, - seul critérium qu'on doive invoquer
en pareil cas, - montra qu'on n'arriva pas à imposer au désert
de sable, de pierres et de dunes, un véhicule qui lui était
mal adapté.
Nous avons la plus entière confiance que la majorité a vu
et senti ce qui n'avait pas échappé du premier coup aux
autorités civiles et militaires.
Après tant d'autres, nous avons voulu, dans l'intérêt
commun, tenter la traversée du désert. Nous l'avons voulu
tenter parce que les progrès de l'industrie automobile mettaient
entre nos mains un instrument qui augmentait nos chances de réussir.
Des hommes aux vastes conceptions et profondément attachés
au service de l'intérêt national, se sont trouvés
qui nous ont aidé de toute leur puissance industrielle. La mission
a été montée, équipée, fournie en machines
; elle a reçu, pour la servir, les meilleurs mécaniciens
qui sont passés à notre portée. Elle est partie ;
elle a atteint son but ; elle est revenue.
Une de nos grandes satisfactions est d'avoir servi la cause de l'influence
française dans de nombreux pays.
M. Citroën revient d'Amérique, où il a reçu
l'accueil le plus cordial. Il a pu se rendre compte que notre raid avait
été suivi pour ainsi dire heure par heure. La population
américaine s'est intéressée à notre effort
aussi vivement qu'à une manifestation d'activité nationale.
La voie est ouverte. Nous n'avons pas voulu faire une uvre personnelle
et n'avons jamais eu la pensée, un peu enfantine, de monopoliser
le Sahara.
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A LA CONQUÊTE DU DÉSERT
LA MISSION HAARDT AUDOUIN-DUBREUIL A ALGER
La mission Haardt Audouin-Dubreuil
vient d'être reçue à l'Hôtel de Ville d'Alger
avec un éclat tout particulier. Une élite algérienne
avait tenu à assister à cette manifestation de sympathie
à légard des pionniers dune uvre dont
la portée, au point de vue national, sera immense. Nous ne saurions
mieux faire à cette occasion que de reproduire les passages principaux
d'une conférence donnée par le général Estienne
sur ce sujet, le 6 février dernier, à Paris, sous la présidence
du maréchal Pétain - le compte rendu technique de la réception
de lundi ayant été publié par la presse quotidienne
dans ses moindres détails,
Après avoir montré que le concours des autochenilles est
indispensable non seulement au fonctionnement normal d'une ligne aérienne
transsaharienne, mais encore à la construction du chemin de fer
qui doit franchir,le désert, le général Estienne
traita en ces termes la question de la voie ferrée d'Algérie
à Bourem
" Examinons maintenant la question du chemin de fer : Deux faits
techniques nouveaux, postérieurs aux diverses études de
lignes transsahariennes poursuivies jusqu'ici, facilitent régulièrement
les réalisations :
1° L'auto-chenille, en permettant la reconnaissance détaillée
d'un projet serrant au plus près la ligne droite, dans la partie
désertique, économisera certainement plusieurs centaines
de kilomètres (trois ou quatre cents), ce qui diminuera sensiblement
et les frais de premier établissement et les frais d'exploitation.
L'auto-chenille assure, en outre, pour maints travaux préparatoires
indispensables, tels que le forage de puits profonds, la possibilité
d'amener en plein désert de puissantes usines ambulantes, de plusieurs
centaines de tonnes, s'il le faut. Cet avantage peut être important
pour le succès d'une entreprise qui ne présente, à
notre avis, dautre difficulté que celle de la main-duvre.
2° La mise au point, dans un avenir très proche, de moteurs
à combustion interne utilisant les huiles végétales,
notamment l'huile d'arachide que la vallée du Niger peut produire
en abondance, est chose absolument certaine.
Pas un ingénieur au courant de la question ne doute, qu'avant trois
ans, on disposera de tracteurs de plus de mille chevaux capables de remorquer
à 60 kilomètres à l'heure des trains de 300 à
400 tonnes sans ravitaillement d'aucune sorte et même sans arrêt,
sur des parcours de 1,200 kilomètres.
Cette solution du problème de la traction apparaît très
préférable, à tous les points de vue, à celles
qu'on était obligé d'envisager jusqu'ici, soit par la vapeur,
soit par l'électricité. Dans l'immensité du désert,
si l'on ne peut s'affranchir du rail, il importe de se rendre au moins
indépendant de toute canalisation continue d'eau ou d'électricité.
Le locotracteur, emportant son énergie dans ses flancs, pourra
peut-être franchir le désert saharien sans gares, comme le
bateau franchit le désert Atlantique sans escales.
Quelles sont les dépenses de premier établissement à
prévoir pour une ligne de 2,500 kilomètres à voie
normale (une seule voie au début) entre Colomb-Béchar et
Ouagadougou, par exemple ?
D'après les éludes consciencieuses de deux autorités
en la matière, le lieutenant-colonel Godefroy, constructeur et
premier directeur de la ligne Biskra-Touggourt, et M. Fontaneilles, inspecteur
des Ponts, on peut évaluer le coût du kilomètre à
400,000 francs, dont 100,000 francs pour tenir compte des intérêts
intercalaires du capital engagé. La ligne reviendrait donc à
un milliard, soit au prix des trois grands cuirassés dont les conventions
de Washington nous imposent l'économie.
Cette dépense d'un milliard est-elle justifiée? Sans hésiter,
nous répondrons oui, cent fois oui, et cela pour des raisons que
nous allons énoncer brièvement avec la certitude que notre
conviction, fondée sur les travaux d'hommes éminents, sera
partagée par tous les bons esprits qui voudront bien prendre connaissance
de leurs scrupuleuses études :
1° La boucle du Niger, avec ses deux millions d'hectares de cotonniers,
de pâturages, de terres à riz et de céréales,
et la vallée du Niger fertile et irrigable comme celle du Nil,
fourniront dans vingt ans à l'Algérie et à la Métropole
600,000 tonnes de matières premières pour lesquelles la
France paye annuellement cinq milliards à l'étranger, au
grand dam de notre change et sans garantie contre une collusion des fournisseurs
qui, du jour au lendemain, peuvent, par exemple, supprimer le coton à
nos filatures ;
2° Dès maintenant, un trafic de 200,000 tonnes et de 80,000
voyageurs est assuré au chemin de fer transsaharien ;
3° Contrairement à une opinion préconçue et trop
répandue, les transports de la boucle du Niger vers l'Algérie
et la France par le transsaharien seront non seulement plus rapides, plus
fréquents, puisqu'ils seront quotidiens et non bi-mensuels, mais
aussi plus économiques que par Dakar et la voie Atlantique ;
4" En général, les longues lignes désertiques,
sans arrêts, sans rupture de charge, pouvant se contenter de tarifs
réduits, sont plus productives que les lignes qui traversent des
régions peuplées ; c'est ainsi que les lignes maritimes
essentiellement désertiques prospèrent, alors que maintes
voies ferrées d'intérêt local végètent.
Il y a là un paradoxe sur lequel M. du Vivier de Streel a magistralement
attiré l'attention.
A la suite d'un examen approfondi des conditions d'exploitation, M. Fontaneilles
évalue la recette kilométrique du transsaharien, à
ses débuts, à 60,000 fr., laissant un bénéfice
net de 20,000 francs qui, par la progression naturelle du mouvement commercial,
doublera en dix ans.
Ce bref exposé autorise trois conclusions :
1° Le chemin de fer transsaharien ne présente aucune difficulté
sérieuse ni de construction, ni d'exploitation ;
2° Son avenir financier est certain ;
3° Il constitue un organe essentiel de notre prospérité
en temps «le paix."
L'éminent conférencier concluait ainsi :
"Les Grands Empires de l'Histoire s'étalaient de l'Est à
l'Ouest ; par une insigne bonne fortune, celui-ci va du Nord au Sud sous
tous les climats, trois groupes ethniques y vivent qui, un jour dont il
nous appartient de hâter la venue, ne feront qu'un seul peuple,
car déjà, dans une de ces grandes crises qui préparent
la fusion des races, nous venons d'avoir le sanglant témoignage
que de Dunkerque à Kotonou, les curs battent à l'unisson,
comme font les balanciers des horloges.
En liant, la France métropolitaine, auguste doyenne des nations
civilisées, rayonnante de jeunesse, riche de gloire et de culture,
plus riche encore de fraternelle bonté, la douce France qui connaît
depuis le berceau le secret de la conquête des âmes.
Plus bas, par delà de la Méditerranée, la France
africaine, Algérie, Tunisie, Maroc, peuplée de douze millions
d'hommes déjà engagés dans les voies de la civilisation
et de l'industrie.
Et puis, sur l'autre rive du Sahara, mer de sable et de rochers, mais
mer privée, inaccessible aux sous-marins hostiles, c'est la France
noire avec dix-huit millions d'habitants, ses immenses ressources, connues
en toute certitude, mais encore inexploitées. A cette tête,
à ce tronc, à ces membres de la grande France future, donnons
une colonne vertébrale, le Transsaharien, et dans cinquante ans,
cent millions de Français béniront notre mémoire,
en célébrant, au sein d'une paix prospère, leur indépendance
économique.
L'entreprise est noble, l'entreprise est fructueuse, l'entreprise est
facile et ne dépasse certainement pas nos forces.
Un peuple qui a percé deux isthmes pour donner au monde un grand
boulevard maritime équatorial saura bien, dès qu'il aura
la foi, réaliser son Nord-Sud national, et quand il s'agit du transsaharien,
il suffit de chercher la foi pour la trouver.
Voilà luvre à laquelle MM. André Citroën,
industriel, Haardt et Audoin-Dubreuil, explorateurs, Maurice Penaud, chef
mécanicien, Fernand Billy, Prud'homme et Rabaud ont attaché
leurs noms.
Nous saluons en eux de vaillants et savants Français qui maintiennent
intactes et proclament les qualités d'initiative, de courage et
dendurance de notre race et mettent à néant le dénigrement
systématique de certains.
Ils ont bien mérité de la Patrie."
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