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Crépuscule
à Saint-Raphaël
Il faut pour
découvrir le parc dans toute sa beauté y parvenir par le
Belvédère. Entre la colonnade des cyprès au sombre
feuillage viride, on avance par une allée de tuf pâle, bordée
de parterres fleuris. Le regard, passé la balustrade ajourée,
se perd, flotte dans du bleu, et va se poser sur les collines de l'Harrach.
Au-delà monte le Bou-Zegzag, et au loin sur un seul plan, vertical
comme un mur, le Djurdjura. On avance attiré par ce gouffre, jusqu'à
se pencher, appuyé à la rambarde de ciment armé,
et l'on regarde... longuement. Ah ! le merveilleux spectacle ! Alger est
là à vos pieds, non pas Alger-la-Barbaresque, mais Algerla-Franque,
avec ses énormes cubes de maçonnerie blanche, des jardins,
son brouhaha de capitale, et son port, et la mer qu'elle regarde. Sur
les coteaux de Mustapha, des villas à terrasse ou à pignons
de tuiles rouges, toutes chaulées de blanc s'égayent dans
des jardins entre des masses de verdure, jalousement fermées autour
de belles demeures mauresques... Puis ce sont les falaises de Kouba cernant
de leur hauteur comme d'une couronne la courbe de la baie... et les coteaux
de l'Harrach... et les plages de sable clair au devant des plaines sahéliennes
et le Cap Matifou allongé sur les flots...
Dans cette anse courbe comme un croissant de lune, comme une énorme
faucille couchée au bord d'une plaine bleue, la mer, la mer Méditerranée
s'étale, ce soir, moirée de routes pâles. Quand le
regard dépasse ces seconds plans, il découvre bleue comme
un morceau de ciel, dressée sur l'horizon une barrière de
hautes collines, puis vers l'Est, lointain, perdu dans des brumes pâles,
roses ou fauves, le Djurdjura. Avec volupté, on regarde... on contemple...
on admire. Quelle harmonie de lignes, de couleurs !... Quel tableau !
Si les hommes avaient su conserver sur ces coteaux aujourd'hui éventrés
par les constructeurs les îlots de verdure qui autrefois faisaient
à Alger un diadème d'émeraude, ce paysage serait
resté un des plus harmonieux du monde. L'artiste regrettera cette
disparition, mais l'humanité se réjouira de la position
de toutes ces maisons regardant l'Orient et sa magie.
Vue d'ici, la ville est une énorme mosaïque blanche et rose,
cernée de vert sur les hauteurs et au bas soulignée de bleu.
La présence de la mer, quand elle se présente sous un petit
espace adoucit les paysages. Ici, elle se frotte câlinement aux
longs bras rigides des digues terminées par les pointes des musoirs,
ou, aux plages s'abandonne. Qu'Alger est belle et qu'on la croyait moins
aimée !
Penché sur le vide, l'être captivé, on s'oublie dans
la contemplation. Une griserie, une euphorie vous imprègne doucement,
un peu de vertige aussi de tant d'espace après la claustration
dans les rues citadines. Après avoir flâné, le regard
vient se poser autour de soi... sur les frondaisons du parc, au bas des
falaises.
Autour de soi c'est la terrasse du Belvédère. Hormis l'allée
des vieux cyprès point d'arbres, des parterres fleuris, et surtout
de la lumière... de la lumière ! Il semble que ce soit là,
l'ultime terrasse des Jardins de Babylone, une offrande de la terre au
ciel, dressée sur un socle de tuf rouge. Et ce jardin du ciel a
des allées d'or pâle. Le sol est recouvert d'un tuf jaune,
de la couleur des chaumes... et cette teinte fait songer aux jardins du
palais d'Amilcar. Peut-être quand le parc sera clos et baigné
de lune Salammbô viendra-t-elle adorer Tanit, sur cette haute terrasse
fleurie? On entendra dans la nuit, le cliquetis de sa chaîne d'or,
et le frôlement de sa longue tunique de soie. On imagine la fille
du Suffète en extase, adorant Astarté... On imagine... Mais
la lumière tue les fantômes, les chairs versicolores des
corolles parmi les feuillages ont des éclats, des reflets et des
ombres au cur des calices. Chaque fleur est une cassolette, chaque
fleur se consume de l'ardente caresse du soleil. De cette terrasse parfumée
et sablée d'or on se penche au-dessus des verdures du parc, et
comme à Carthage, voici le bois sacré.
Par un escalier taillé dans la falaise, aux marches et à
la rampe de ciment, on descend... on descend. La lumière diminue,
se tamise, verdit... semblable à celle des grottes marines. Aux
dernières marches c'est l'ombre verte des forêts profondes.
On avance un peu surpris, après tout cet or épandu là-haut
sous le soleil, de trouver ici cette humidité glauque. Vers quel
dédale pénétrons-nous ? En quel royaume sylvanique
? Mêlant leurs branches, entrecroisant leurs ramures, voici des
ormeaux, des oliviers, des figuiers, des pins, des caroubiers, des cyprès,
et sous leur ombre, des ricins, des aubépines, des prunelliers
et des lentisques. Toute cette flore, croît, s'élance, se
soutient et sert de support aux faux-houblons, aux clématites,
aux lierres, ou abrite dans une perpétuelle nuit émeraude,
des seilles, des férules, des fougères, et des mauves. Les
sentes sont des tunnels, des tonnelles de verdure. On va entre deux murs
de feuilles, sous une voûte feuillue, et ce manque d'espace autour
de soi, le croisement des nombreux sentiers font que le promeneur s'égare,
tourne sur lui-même, et se sent prisonnier de cette forêt
enchantée. On sait fort bien que le parc n'a que quelques ares,
mais le complexe et ingénieux réseau des chemins en agrandit
les limites et multiplie l'espace. On s'entête à suivre ce
chemin et l'on se trouve tout à coup, face à un impénétrable
taillis de ronces et de lianes suspendues ; on revient sur ses pas jusqu'à
croisement, on prend l'autre sentier, celui-ci s'arrête court sur
une roche abrupte... La porte libératrice ne se montre pas. Un
peu d'énervement vous prend, ces arbres, cette ombre finissent
par vous charger d'angoisse, et l'on prend le parti de remonter jusqu'au
Belvédère. Déjà l'obscurité perd de
son lumineux clair-obscur... les ombres s'épaississent... et là-haut
cependant les cimes des cyprès dansent dans la lumière...
et l'on remonte vers la lumière...
Le sable blond des allées auprès des parterres qui s'assombrissent
conserve pour lui les dernières lueurs du jour. Les fleurs dans
les massifs ont des corolles plus pâles, des fragrances plus accentuées.
Les vieilles faïences mauresques des bancs ont des reflets de pierreries...
Accoudé à la balustrade on regarde la nuit monter dans le
ciel... et la baie d'Alger à ses pieds et au loin l'Atlas et le
Djurdjura.
Sur la plate Mitidja une brume céruléenne s'élève
et s'étale comme une mer estivale, au pied de l'Atlas bleu tel
une île lointaine. A l'Orient, par delà le Bou-Zegzag les
monts berbères lentement deviennent roses, d'un rose majolique,
semblables à des montagnes peintes sur les kakemonos... Et le ciel
d'Orient, ce soir, est un ciel d'orientaliste. On contemple, ému,
Alger s'embrume de bleu, et la mer dans la baie prête à dormir
s'immobilise. Un bateau traîne une longue queue de soie ondulée
et qui, vague à vague, s'estompe et s'anéantit...
P. ARANUD.
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